Document public
Titre : | Avis consultatif relatif à l’applicabilité de la prescription aux poursuites, condamnations et sanctions pour des infractions constitutives, en substance, d’actes de torture |
Accompagne : | |
Auteurs : | Grande Chambre, Cour européenne des droits de l'homme (CEDH), Auteur ; Cour européenne des droits de l'homme, Auteur |
Type de document : | Textes officiels |
Année de publication : | 26/04/2022 |
Numéro de décision ou d'affaire : | P16-2021-001 |
Langues: | Français |
Mots-clés : |
[Géographie] Arménie [Mots-clés] Droit européen [Mots-clés] Justice [Mots-clés] Justice pénale [Mots-clés] Décision de justice [Mots-clés] Procédure [Mots-clés] Procédure pénale [Mots-clés] Prescription [Mots-clés] Infraction [Mots-clés] Garde à vue [Mots-clés] Torture [Mots-clés] Violence [Mots-clés] Sanction [Mots-clés] Peine de prison |
Résumé : |
Contexte et question – La demande a été formulée par la Cour de cassation arménienne dans le contexte d’une procédure pénale dirigée contre deux policiers impliqués dans les mauvais traitements infligés en avril 2004 au requérant dans l’affaire Virabyan c. Arménie. Dans l’arrêt rendu le 2 octobre 2012 dans cette affaire, la Cour conclut à l’unanimité à la violation de l’article 3 sous ses volets tant matériel que procédural. Elle jugea plus précisément que le requérant avait été soumis à des actes de torture et que les autorités avaient manqué à leur obligation de mener une enquête effective concernant ses allégations de mauvais traitements. Dans le cadre de la surveillance de l’exécution de cet arrêt exercée par le Comité des Ministres au titre de l’article 46 § 2 (examen non encore clos), une nouvelle procédure pénale fut ouverte et les policiers impliqués dans les mauvais traitements infligés à M. Virabyan furent inculpés sur le fondement de l’article 309 § 2 du code pénal. Le tribunal jugea que les accusés s’étaient rendus coupables de l’infraction réprimée par cette disposition, mais il les exonéra de leur responsabilité pénale au motif que le délai de prescription de dix ans fixé par l’article 75 § 1 3) du code pénal avait expiré en avril 2014. Cette décision fut confirmée par la cour d’appel. Le procureur saisit la Cour de cassation d’un pourvoi par lequel il l’invitait à déterminer si la procédure litigieuse tombait sous l’empire de la prescription de dix ans susmentionnée ou si elle relevait de l’exception prévue par l’article 75 § 6 du code pénal, qui exclut l’application de la prescription à certains types d’infractions (les crimes contre la paix et l’humanité et les infractions pour lesquelles les traités internationaux auxquels l’Arménie est partie interdisent l’application de la prescription). Dans ce contexte, la Cour de cassation a demandé à la Cour un avis consultatif sur la question suivante :
« Une décision, prise sur le fondement de sources du droit international, d’écarter pour des auteurs d’actes de torture ou d’infractions assimilées l’application des règles relatives à la prescription pénale serait-elle compatible avec l’article 7 de la Convention européenne dans une situation où le droit interne ne subordonne à aucune restriction l’application des règles en question ? » Avis – a) Observations générales concernant le contexte de la présente demande d’avis consultatif – Ainsi posée, cette question prend implicitement acte de la hiérarchie des normes de l’ordre juridique arménien établie par l’article 5 § 3 de la Constitution arménienne et l’article 75 § 6 du code pénal. En particulier, la première disposition prévoit qu’en cas de conflit entre les traités internationaux ratifiés par l’Arménie et les lois arméniennes, ce sont les normes des traités qui s’appliquent. Eu égard à la référence à l’article 3 faite par la Cour de cassation dans l’élaboration de sa demande d’avis consultatif, la Cour juge utile, avant d’en venir à la question posée spécifiquement sur le terrain de l’article 7, de rappeler pour autant qu’elle est pertinente aux fins du présent avis sa jurisprudence relative à la prescription sous l’angle de l’article 3. En particulier, l’interdiction de la torture est devenue une règle impérative du droit international et elle a désormais valeur de jus cogens. En matière de torture ou de mauvais traitements infligés par des agents de l’État, l’action pénale ne devrait pas s’éteindre par l’effet de la prescription, de même que l’amnistie et la grâce ne devraient pas être tolérées dans ce domaine. Au demeurant, l’application de la prescription devrait être compatible avec les exigences de la Convention. Il est dès lors difficile d’accepter des délais de prescriptions inflexibles ne souffrant aucune exception. Par ailleurs, la Cour a conclu à la violation des garanties procédurales de l’article 3 dans des affaires où la prescription avait joué parce que les autorités n’avaient pas agi avec la promptitude et la diligence requises ; dans des affaires où les poursuites avaient été frappées de prescription parce que les autorités avaient qualifié d’une manière inadéquate les actes de torture ou autres formes de mauvais traitements dénoncés, les considérant comme des infractions de moindre gravité, ce qui avait conduit à l’application de délais de prescription raccourcis et permis à l’auteur des actes incriminés de se soustraire à sa responsabilité pénale ; à raison de l’absence, dans la législation interne, de dispositions réprimant de manière appropriée des actes constitutifs de torture. À cet égard, la Cour a observé que le fait que les incriminations en question étaient prescriptibles n’était « en soi guère compatible avec sa jurisprudence relative à la torture et aux mauvais traitements ». Il serait toutefois inacceptable que les autorités nationales comblent un manquement à leurs obligations positives découlant de l’article 3 en portant atteinte aux garanties de l’article 7, au nombre desquelles figure le principe qui commande de ne pas appliquer la loi pénale de manière extensive au détriment de l’accusé. Aux fins du présent avis consultatif, la Cour relève en particulier qu’il ne découle pas de l’état actuel de sa jurisprudence que les États parties soient tenus par la Convention d’écarter un délai de prescription applicable et de rétablir ainsi un délai de prescription expiré. S’agissant de la réouverture de procédures, la Cour admet qu’il peut y avoir des situations dans lesquelles il est impossible, de jure ou de facto, de rouvrir une enquête pénale sur les faits qui se trouvent à l’origine des requêtes dont elle a à connaître. C’est par exemple le cas dans les affaires où les auteurs présumés ont été acquittés et ne peuvent être rejugés pour la même infraction, ou dans lesquelles la procédure pénale a été close pour écoulement du délai de prescription en application de la législation nationale pertinente. De fait, la réouverture d’une procédure pénale qui a été close pour expiration du délai de prescription peut soulever des problèmes de sécurité juridique et donc avoir une incidence sur les droits de la défense tels que garantis par l’article 7. b) Question concernant l’article 7 – La Cour rappelle tout d’abord les principes généraux énoncés dans sa jurisprudence relativement aux exigences de sécurité juridique et de prévisibilité imposées par l’article 7. Dans ce contexte, elle rappelle entre autres que, comme elle l’a dit à plusieurs reprises, la prescription peut être définie comme le droit accordé par la loi à l’auteur d’une infraction de ne plus être poursuivi ni jugé après l’écoulement d’un certain délai depuis la réalisation des faits. Les délais de prescription, qui sont un trait commun aux systèmes juridiques des États contractants, ont plusieurs finalités, parmi lesquelles garantir la sécurité juridique en fixant un terme aux actions et empêcher une atteinte aux droits de la défense qui pourraient être compromis si les tribunaux étaient appelés à se prononcer sur le fondement d’éléments de preuve qui seraient incomplets en raison du temps écoulé. Dans ses décisions pertinentes relatives à l’article 7, la Cour n’a pas considéré les réformes législatives allongeant un délai de prescription non encore expiré comme portant atteinte à cette disposition. En revanche, on peut également déduire de sa jurisprudence qu’un rétablissement de la responsabilité pénale après l’expiration du délai de prescription serait jugé incompatible avec les principes fondamentaux de légalité (nullum crimen, nulla poena sine lege) et de prévisibilité consacrés par l’article 7. Il s’ensuit que lorsqu’une infraction est prescriptible en vertu du droit interne et que le délai de prescription arrive à expiration, de sorte que la responsabilité pénale est exclue, l’article 7 s’oppose, faute d’une base légale valable, à ce que des poursuites puissent à nouveau être engagées relativement à cette infraction. En juger autrement reviendrait à admettre « l’application rétroactive du droit pénal au détriment de l’accusé ». En l’occurrence, la Cour n’est pas appelée à examiner un allongement par la loi d’un délai de prescription non encore expiré dans une affaire non encore tranchée, mais une situation où la juridiction dont émane la demande doit déterminer s’il convient d’appliquer un délai de prescription de dix ans, conformément à l’article 75 § 1 3) du code pénal et à l’article 35 § 1 6) du code de procédure pénale, ou une disposition de l’article 75 § 6 du code pénal qui prévoit déjà une exception excluant l’application de la prescription dans les circonstances décrites par elle. Conclusion (unanimité) : Lorsqu’une infraction est prescriptible en vertu du droit interne et que le délai de prescription arrive à expiration, l’article 7 de la Convention s’oppose à ce que des poursuites puissent à nouveau être engagées relativement à cette infraction. Il appartient au premier chef à la juridiction nationale de déterminer, dans le contexte de ses normes constitutionnelles et pénales internes, si des règles de droit international ayant valeur normative dans l’ordre juridique interne – dans le cas présent en vertu de l’article 5 § 3 de la Constitution – peuvent constituer une base légale suffisamment claire et prévisible au sens de l’article 7 pour permettre de conclure que l’infraction en question est imprescriptible. (Voir Coëme et autres c. Belgique, 32492/96 et 4 autres, 22 juin 2000, Résumé juridique ; Virabyan c. Arménie, 40094/05, 2 octobre 2012, Résumé juridique ; Del Río Prada c. Espagne [GC], 42750/09, 21 octobre 2013, Résumé juridique ; Mocanu et autres c. Roumanie [GC], 10865/09 et 2 autres, 17 septembre 2014, Résumé juridique ; Antia et Khupenia c. Géorgie, 7523/10, 18 juin 2020. Voir aussi Avis Consultatif relatif à l’utilisation de la technique de « législation par référence » pour la définition d’une infraction et aux critères à appliquer pour comparer la loi pénale telle qu’elle était en vigueur au moment de la commission de l’infraction et la loi pénale telle que modifiée, P16-2019-001, 29 mai 2020). |
Thématique Bulletin documentaire PDF : | Justice |
En ligne : | https://hudoc.echr.coe.int/fre?i=003-7317049-10008167 |