Document public
Titre : | Arrêt relatif à la responsabilité de la Russie pour l'assassinat au Royaume-Uni d'un ancien agent des services secrets russes : Carter c. Russie |
Auteurs : | Cour européenne des droits de l'homme, Auteur |
Type de document : | Jurisprudences |
Année de publication : | 21/09/2021 |
Numéro de décision ou d'affaire : | 20914/07 |
Langues: | Anglais |
Mots-clés : |
[Géographie] Russie [Mots-clés] Droit à la vie [Mots-clés] Décès [Mots-clés] Justice [Mots-clés] Préjudice [Mots-clés] Victime [Mots-clés] Indemnisation [Mots-clés] Indemnisation des victimes [Mots-clés] Responsabilité [Mots-clés] Responsabilité de l'Etat |
Mots-clés: | Crime ; Homicide volontaire |
Résumé : |
L’affaire concerne l’empoisonnement et le décès au Royaume-Uni de l’époux de la requérante, ainsi que l’enquête sur ce décès. M. L avait travaillé pour les services de sécurité russes avant de passer au Royaume-Uni, où il avait obtenu l’asile. En 2006, il fut empoisonné au polonium 210 (une substance radioactive) à Londres, et il décéda. Une enquête publique conduite au Royaume-Uni révéla que l’assassinat avait été commis par des individus qui avaient agi pour le compte d’un tiers.
Invoquant les articles 2 (droit à la vie) et 3 (interdiction des traitements inhumains ou dégradants), la requérante alléguait que son époux avait été tué de manière particulièrement cruelle par M. B (aidé d’autres personnes), lequel aurait agi en tant qu’agent des autorités russes, ou avec leur complaisance, ou au su de ces autorités et avec et leur soutien, et elle reproche à celles-ci de ne pas avoir mené d’enquête effective sur le meurtre. La requête a été introduite devant la Cour européenne des droits de l’homme le 21 mai 2007. La procédure devant la Cour a été suspendue entre le 16 décembre 2014 et le 8 mars 2016, dans l’attente des conclusions de l’enquête publique menée au Royaume-Uni. La Cour constate tout d’abord que la Russie s’est, sans justification, abstenue de fournir les pièces qui lui étaient réclamées (des documents extraits du dossier d’enquête, notamment les dépositions de M. B, et des copies de demandes d’entraide judiciaire adressées aux autorités britanniques) qui étaient nécessaires aux fins de l’enquête menée par la Cour sur cette affaire, et elle conclut à une violation de l’article 38 de la Convention. La Cour rejette également l’objection soulevée par le gouvernement russe, lequel s’oppose à l’utilisation à titre de preuve du rapport de l’enquête publique britannique. Elle estime que, l’enquête publique ayant satisfait aux exigences d’indépendance, d’équité et de transparence, elle ne peut en écarter les constats au seul motif que les autorités russes se sont abstenues d’exercer leur droit de prendre part à cette procédure. La Cour considère que, la Russie ayant lancé sa propre enquête sur le décès de M. L intervenu au Royaume-Uni, un lien juridictionnel de nature procédurale est établi entre la Russie et ce décès. De plus, le fait que la Russie a conservé une compétence exclusive à l’égard d’un individu (M. B) qui est accusé d’une grave violation des droits de l’homme s’analyse en une « circonstance propre » à l’espèce et établit que la violation procédurale alléguée de l’article 2 relève de la juridiction de la Russie. Bien que le Gouvernement ait communiqué à la Cour une description des mesures d’enquête qui avaient été prises, la Cour relève qu’aucune preuve documentaire n’a été fournie aux fins de corroborer ces assertions. La Cour a demandé au Gouvernement de joindre des preuves documentaires à ses observations, ce que celui-ci a refusé de faire. De ce fait, le Gouvernement n’a pas démontré que les autorités russes aient conduit une enquête effective de nature à aboutir à l’établissement des faits et, le cas échéant, à l’identification et au châtiment des responsables du meurtre. La Cour note par ailleurs que l’immunité parlementaire dont M. B bénéficie depuis 2007 n’emporte pas l’interdiction absolue de soumettre l’intéressé à une enquête, voire à des poursuites ; il ressort des dispositions légales pertinentes et de leur application que la chambre basse du Parlement dont M. B est membre aurait pu consentir à ce que l’immunité de l’intéressé fût levée. La Cour estime qu’il y a eu violation de l’article 2 en son volet procédural, les autorités russes n’ayant pas conduit d’enquête effective sur le décès de M. L. Lorsqu’il a été empoisonné M. L se trouvait au Royaume-Uni, par conséquent il n’était pas dans une zone sur laquelle la Russie exerçait un contrôle effectif. Pour décider si la juridiction de la Russie est en jeu du fait d’opérations menées par des agents russes hors de son territoire (« modèle personnel de juridiction »), la Cour se penche sur deux questions qui ont imbriquées : i) celle de savoir si l’assassinat de M. L peut s’analyser en l’exercice d’un pouvoir et d’un contrôle physiques sur la vie de l’intéressé dans une situation de ciblage direct, et ii) celle de savoir s’il a été perpétré par des individus agissant en qualité d’agents de l’État. La Cour juge qu’il est établi, au-delà de tout doute raisonnable, que l’assassinat a été commis par MM. B et C. Cette opération complexe et planifiée, qui a nécessité l’obtention d’un poison rare et mortel, l’organisation des déplacements du duo et plusieurs tentatives résolues d’administrer le poison, révèle que M. L était la cible visée et qu’il est retrouvé sous le contrôle physique de MM. B et C, lesquels ont exercé un pouvoir sur sa vie. Sur le point de savoir si MM. B et C ont agi en qualité d’agents de l’État défendeur, la Cour considère que rien ne montre que l’un ou l’autre ait eu une raison personnelle de tuer M. L et elle pense que s’ils avaient agi pour leur propre compte, ils n’auraient pas eu accès à l’isotope radioactif rare qui a été utilisé pour l’empoisonner. L’enquête publique britannique a écarté plusieurs théories sur les raisons qui auraient motivé l’assassinat, de sorte qu’une implication de l’État reste la seule explication plausible. Selon la Cour, l’identification des auteurs de l’homicide et la révélation de leur lien avec les autorités russes font naître une forte présomption qu’en tuant M. L, MM. B et C aient agi sur ordre ou sous le contrôle des autorités russes. Si les autorités russes étaient étrangères aux agissements du duo, elles seraient les seules à détenir les informations requises pour le prouver. Or le Gouvernement n’a pas sérieusement cherché à communiquer pareilles informations ou à réfuter les conclusions des autorités britanniques. La Cour tire par conséquent des conclusions du refus par les autorités russes de soumettre les documents contenus dans le dossier de l’enquête russe et du fait qu’elles n’ont pas réfuté la présomption d’une implication de l’État russe. Elle considère que l’assassinat de M. L est imputable à la Russie. Le Gouvernement n’ayant pas cherché à avancer que le meurtre de M. L a pu être justifié par les exceptions visées au second paragraphe de l’article 2, la Cour conclut à une violation de cet article en son volet matériel. La Cour dit que la Russie doit verser à la requérante 100 000 euros pour préjudice moral et 22 500 euros pour frais et dépens. Elle rejette par ailleurs la demande de « dommages et intérêts punitifs » formulée par la requérante. Le juge Dedov a exprimé une opinion séparée en partie dissidente dont le texte se trouve joint à l’arrêt. |
ECLI : | CE:ECHR:2021:0921JUD002091407 |
Thématique Bulletin documentaire PDF : | Justice |
En ligne : | http://hudoc.echr.coe.int/fre?i=001-211972 |