Document public
Titre : | Arrêt relatif au fait que la détention provisoire du maire d’une ville située au sud-est de la Turquie était injustifiée et a violé sa liberté d’expression : Tuncer Bakırhan c. Turquie |
Auteurs : | Cour européenne des droits de l'homme, Auteur |
Type de document : | Jurisprudences |
Année de publication : | 14/09/2021 |
Numéro de décision ou d'affaire : | 31417/19 |
Langues: | Anglais |
Mots-clés : |
[Géographie] Turquie [Mots-clés] Libertés publiques et individuelles [Mots-clés] Liberté d'expression [Mots-clés] Détention provisoire [Mots-clés] Commune [Mots-clés] Opinions politiques [Mots-clés] Terrorisme [Mots-clés] Peine de prison [Mots-clés] Justice [Mots-clés] Justice pénale [Mots-clés] Préjudice [Mots-clés] Victime [Mots-clés] Indemnisation [Mots-clés] Indemnisation des victimes [Mots-clés] Responsabilité de l'Etat |
Mots-clés: | Manquement des autorités étatiques |
Résumé : |
Le requérant est un ressortissant turc né en 1970. Au moment de l’introduction de sa requête, il était détenu à Bolu (Turquie).
Lors des élections municipales du 30 mars 2014, le requérant fut élu maire de Siirt sous l’étiquette du parti BDP (Barış ve Demokrasi Partisi, « Parti de la paix et de la démocratie »). À la suite de son placement en détention provisoire, le 16 novembre 2016, il fut relevé de ses fonctions. Il fut libéré le 11 octobre 2019. Les autorités reprochèrent au requérant d’avoir fait de la propagande en faveur d’une organisation terroriste (PKK) et d’être membre de ladite organisation. En octobre 2019, il fut condamné à 10 ans et 18 jours d’emprisonnement par la cour d’assises de Siirt. La procédure pénale dirigée à son encontre est en cours. Invoquant l’article 5 § 3 (droit à la liberté et à la sûreté), le requérant se plaint de sa détention provisoire, estimant qu’elle est arbitraire. Invoquant l’article 10 (liberté d’expression), il se plaint d’avoir été placé et maintenu en détention provisoire en raison de ses déclarations publiques ou d’avoir assisté à certains rassemblements. La requête a été introduite devant la Cour européenne des droits de l’homme le 10 mai 2019. La Cour note que le juge de paix, en l’espèce, a fondé sa décision d’ordonner la mise en détention du requérant non seulement sur les activités qui étaient reprochées à ce dernier, mais aussi, d’une part, sur la nature de l’infraction d’appartenance à une organisation armée (article 314 § 2 du code pénal (CP)) et le fait que cette infraction figurait parmi les infractions dites « cataloguées » (article 100 § 3 du code de procédure pénale (CPP)), et d’autre part, sur l’existence d’un risque d’altération des preuves et la présence d’éléments concrets donnant à penser que le suspect pouvait prendre la fuite. Le juge a estimé que la détention apparaissait être une mesure proportionnée à ce stade, et qu’un contrôle judiciaire serait insuffisant dans la mesure où la peine minimale encourue était de cinq ans d’emprisonnement. La Cour examine le caractère suffisant de ces motifs et relève, entre autres, ce qui suit. Elle juge non convaincant, dans une telle décision de mise en détention provisoire du maire d’une ville, l’argument consistant à dire, sans avancer d’éléments factuels ou individuels concrets, que le requérant risquait de prendre la fuite. Le parquet ayant déposé son acte d’accusation moins d’un mois après l’arrestation du requérant, la Cour précise qu’elle n’est pas convaincue que le motif tiré de l’état des preuves ou d’un risque hypothétique d’altération des preuves ait été de nature à justifier le placement du requérant en détention provisoire le 16 novembre 2016. Elle observe enfin que les autorités judiciaires internes, d’une part, ont ignoré les arguments du requérant consistant à dire qu’il était maire, qu’il avait un domicile fixe et qu’il ne s’était pas soustrait à la justice, et d’autre part n’ont ni tenu compte de la possibilité de mettre en place des mesures alternatives à la détention provisoire, ni expliqué en quoi pareilles mesures n’auraient pas pu être mises en œuvre concernant le requérant. Dès lors, les motivations avancées par le juge de paix ne permettent pas de penser que la détention provisoire du requérant a été utilisée – au regard de la situation de l’intéressé – en dernier recours, comme l’exigeait le droit interne. La Cour conclut qu’il n’existait pas de motifs suffisants pour ordonner la privation de liberté du requérant dans l’attente de son jugement. Pour ce qui est des décisions relatives au maintien du requérant en détention provisoire, la Cour ne voit aucune raison de s’écarter de la conclusion à laquelle elle est parvenue concernant la mise en détention provisoire de l’intéressé. Elle estime utile de souligner à ce propos qu’il ne faut pas en la matière renverser la charge de la preuve pour faire peser sur la personne détenue l’obligation de démontrer l’existence de raisons de la libérer. En outre, il n’est pas établi que le manquement aux exigences décrites ci-dessus pouvait être justifié par la dérogation communiquée par la Turquie. Il y a donc eu violation de l’article 5 § 3 de la Convention à raison de l’absence de motifs suffisants de placer et maintenir le requérant en détention provisoire. La Cour estime que la mise et le maintien en détention du requérant s’analysent en une ingérence dans l’exercice par celui-ci de son droit à la liberté d’expression. Cette ingérence avait pour base légale les dispositions du CP et du CPP, et poursuivait des buts légitimes (la protection de la sécurité nationale, la préservation de la sûreté publique, la défense de l’ordre et la prévention du crime). En ce qui concerne la nécessité de l’ingérence dans une société démocratique, la Cour observe que le requérant était maire d’une ville, élu sous l’étiquette d’un parti d’opposition. Précieuse pour chacun, la liberté d’expression l’est tout particulièrement pour un élu du peuple. En effet, celui-ci représente ses électeurs, signale leurs préoccupations et défend leurs intérêts. Partant, des atteintes à la liberté d’expression d’un élu du peuple, tel le requérant, commandent à la Cour de se livrer à un contrôle des plus stricts. La Cour observe que le requérant a été privé de sa liberté pendant environ deux ans et 11 mois dont plus de deux ans et huit mois sous le régime de détention provisoire. Pour la Cour, les activités reprochées au requérant revêtent un caractère clairement politique. Certaines de ses déclarations pourraient se prêter à plusieurs interprétations étant donné qu’une tension extrême régnait à l’époque des faits dans la ville où l’intéressé était maire. Or, en tant que maire de cette ville, le requérant ne pouvait ignorer ces circonstances. À cet égard, il est d’une importance cruciale que les hommes politiques, dans leurs discours publics, évitent de diffuser des propos susceptibles de favoriser un climat de confrontation sociale et d’aggraver une situation déjà explosive dans cette ville. Cependant, vu le caractère fondamental du libre jeu du débat politique dans une société démocratique, la Cour n’a décelé aucune raison impérieuse susceptible de justifier la gravité de la mesure incriminée. Elle estime que le fait de priver de sa liberté le requérant, un élu du peuple, pour une telle durée en raison de ses activités politiques s’analyse en une ingérence manifestement disproportionnée aux buts légitimes poursuivis par l’article 10 de la Convention. Par conséquent, la Cour estime que la privation de liberté en question n’était pas proportionnée aux buts légitimes visés et que, de ce fait, elle n’était pas nécessaire dans une société démocratique. En outre, il n’est pas établi que la mesure litigieuse puisse être considérée comme ayant respecté la stricte mesure requise par les circonstances particulières de l’état d’urgence. Il y a donc eu violation de l’article 10 de la Convention. La Cour dit que la Turquie doit verser au requérant 10 000 euros pour dommage moral et 3 000 euros pour frais et dépens. |
ECLI : | ECHR:2021:0914JUD003141719 |
Thématique Bulletin documentaire PDF : | Privation de liberté |
En ligne : | http://hudoc.echr.coe.int/fre?i=001-211793 |