Document public
Titre : | Arrêt relatif au fait que la condamnation pénale d’un imam en raison de ses publications sur Facebook a violé la Convention européenne des droits de l'homme : Uçdag c. Turquie |
Auteurs : | Cour européenne des droits de l'homme, Auteur |
Type de document : | Jurisprudences |
Année de publication : | 31/08/2021 |
Numéro de décision ou d'affaire : | 23314/19 |
Langues: | Français |
Mots-clés : |
[Géographie] Turquie [Mots-clés] Libertés publiques et individuelles [Mots-clés] Liberté d'expression [Mots-clés] Droit à un procès équitable [Mots-clés] Droit d'accès à un tribunal [Mots-clés] Religion - Croyances [Mots-clés] Terrorisme [Mots-clés] Infraction [Mots-clés] Justice [Mots-clés] Justice pénale [Mots-clés] Sécurité publique [Mots-clés] Technologies du numérique [Mots-clés] Internet [Mots-clés] Préjudice [Mots-clés] Responsabilité de l'Etat |
Mots-clés: | Réseaux sociaux |
Résumé : |
Le requérant est un ressortissant turc né en 1966 et résidant à Diyarbakır (Turquie). À l’époque des faits, il était un fonctionnaire de l’État en qualité d’imam dans une mosquée locale de la commune de Sur, à Diyarbakır.
En juin 2016, le procureur de la République de Diyarbakır inculpa le requérant de l’infraction de propagande en faveur d’une organisation terroriste en soutenant que certaines publications qu’il avait faites en 2015 et 2016 faisaient la propagande du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan, une organisation illégale armée) de manière à légitimer, glorifier et encourager le recours à des méthodes de cette organisation contenant la contrainte, la violence et la menace. Parmi les publications incriminées, se trouvaient notamment deux photos (des personnes en tenue ressemblant à celle des membres du PKK et une foule qui manifestait dans une rue publique devant un feu) partagées originellement par deux autres utilisateurs Facebook. En mars 2017, la 5ème cour d’assises de Diyarbakır reconnut le requérant coupable de l’infraction reprochée et le condamna à une peine d’emprisonnement d’un an, six mois et 22 jours avec sursis au prononcé du jugement. L’opposition formée par le requérant fut rejetée le 7 avril 2017 par la 6ème cour d’assises. En l’absence de notification de cette décision, l’avocat du requérant se rendit au greffe de la 5ème cour d’assises et reçut en personne une copie de cette décision le 14 février 2018. Le 26 février 2018, le requérant introduisit un recours individuel devant la Cour constitutionnelle, précisant qu’il avait reçu notification de la décision du 7 avril 2017 le 14 février 2018 et présenta le justificatif établi par le greffe de la cour d’assises attestant la remise de la décision à son avocat à cette dernière date. La Haute juridiction déclara ce recours irrecevable pour tardiveté, estimant qu’il n’avait pas été introduit dans le délai de 30 jours prévu par la loi n° 6216. Invoquant l’article 6 (droit à un procès équitable/droit d’accès à un tribunal) de la Convention, le requérant se plaint du rejet de son recours individuel par la Cour constitutionnelle pour non-respect du délai de saisine de 30 jours prévu par la loi no 6216. Invoquant l’article 10 (liberté d’expression), le requérant se plaint d’une atteinte portée à son droit à la liberté d’expression à raison de la procédure pénale diligentée contre lui. La requête a été introduite devant la Cour européenne des droits de l’homme le 16 avril 2019. La Cour note que la Cour constitutionnelle a déclaré le recours individuel du requérant irrecevable pour non-respect du délai de saisine sans expliquer les raisons pour lesquelles elle le considérait tardif et sans apporter de précision sur la façon dont elle appliquait le délai de 30 jours en l’espèce, en indiquant par exemple la date où ce délai devait être considéré comme ayant commencé à courir pour le requérant. Elle estime qu’en rejetant le recours individuel du requérant pour tardiveté, la Cour constitutionnelle a fait preuve d’un formalisme excessif qui a eu pour conséquence de mettre à la charge du requérant une obligation de diligence particulièrement lourde, sans prendre en compte les circonstances particulières de l’espèce, et de faire subir au requérant les conséquences de l’omission des autorités judiciaires quant à la notification de la décision finale, qui était, en tout état de cause, ordonnée par la juridiction l’ayant rendue. Exiger du requérant d’introduire son recours individuel dans un délai de trente jours, précédée d’une période de trois mois, à compter de la date d’établissement d’une annotation de finalisation par la 5e cour d’assises, non-connue par ce dernier, revient à faire dépendre l’écoulement de ce délai d’un élément qui échappe complètement au pouvoir de l’intéressé. Elle considère dès lors que le droit de recours devait s’exercer à partir du moment où le requérant pouvait effectivement connaître la décision définitive. Par conséquent, elle estime que l’interprétation particulièrement stricte par la Cour constitutionnelle du délai de recours individuel a restreint de façon disproportionnée le droit du requérant à voir son recours individuel examiné au fond. Il y a donc eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention. La Cour relève que les contenus Facebook incriminés, retenus par les autorités nationales à l’appui de la condamnation du requérant, partageaient deux photos, publiées à l’origine par d’autres utilisateurs. Sur la première photo se trouvaient deux personnes, assimilées par les autorités nationales à des membres de la YPG (les Unités de protection du peuple, une organisation fondée en Syrie et considérée comme terroriste par la Turquie en raison des liens qu’elle entretiendrait avec le PKK) compte tenu de leur tenue et des armes qu’ils portaient, devant des bâtiments endommagés possiblement en raison des conflits armés y ayant eu lieu. La deuxième photo affichait un groupe de manifestants ayant allumé un feu dans une rue et était accompagnée d’un commentaire qui, selon les autorités, demandait aux utilisateurs du réseau social en question de partager la photo en question pour soutenir les manifestants dans la ville où le requérant habitait à l’époque des faits. Elle observe que, dans sa décision, la 5e cour d’assises, après avoir décrit les contenus litigieux publiés sur le compte Facebook du requérant, s’est contentée d’indiquer que les contenus en question étaient de nature à appeler à la violence, que le requérant avait glorifié, légitimé et encouragé les méthodes de l’organisation terroriste contenant la contrainte, la violence et la menace en partageant ces contenus sur son compte Facebook et que l’intéressé avait ainsi commis l’infraction de propagande en faveur d’une organisation terroriste. La 6e cour d’assises, de son côté, examinant l’opposition formée par le requérant, a seulement vérifié les conditions d’application de la mesure de sursis au prononcé du jugement. Elle estime que ces décisions n’apportent pas une explication suffisante sur les raisons pour lesquelles les contenus incriminés devaient être interprétés comme glorifiant, légitimant et encourageant les méthodes de contrainte, de violence et de menace employées par le PKK dans le contexte de leur publication. Elle relève que l’examen effectué par les juridictions nationales en l’espèce ne semble pas avoir pris en compte dans leurs décisions tous les principes établis dans sa jurisprudence sous l’angle de l’article 10 de la Convention concernant les propos, verbaux ou écrits, présentés comme alimentant ou justifiant la violence, la haine ou l’intolérance, dès lors qu’il ne répond pas à la question de savoir si les partages litigieux pouvaient être considérés, eu égard à leur contenu, au contexte dans lequel ils s’inscrivaient et à leur capacité à nuire compte tenu de leur impact potentiel sur les réseaux sociaux dans les circonstances de l’espèce, comme renfermant une incitation à l’usage de la violence, à la résistance armée ou au soulèvement, ou comme constituant un discours de haine. Les autorités nationales n’ont donc pas procédé à une analyse appropriée au regard de tous les critères énoncés et mis en œuvre par elle dans les affaires relatives à la liberté d’expression. La Cour conclut que, en condamnant le requérant du chef de propagande en faveur d’une organisation terroriste pour la publication des contenus litigieux sur son compte Facebook, les autorités nationales n’ont pas effectué une mise en balance adéquate et conforme aux critères établis par sa jurisprudence entre le droit de l’intéressé à la liberté d’expression et les buts légitimes poursuivis (la protection de la sécurité nationale et de l’intégrité territoriale, de la défense de l’ordre et de la prévention du crime). Ainsi, le Gouvernement n’a pas démontré que les motifs invoqués par les autorités nationales pour justifier la mesure incriminée étaient pertinents et suffisants et que cette mesure était nécessaire dans une société démocratique. Il y a donc eu violation de l’article 10 de la Convention. La Cour dit que la Turquie doit verser au requérant 5 000 euros pour dommage moral et 1 736 EUR pour frais et dépens. |
ECLI : | CE:ECHR:2021:0831JUD002331419 |
Thématique Bulletin documentaire PDF : | Droits - Libertés |
En ligne : | http://hudoc.echr.coe.int/fre?i=001-211581 |