Document public
Titre : | Arrêt relatif aux conditions de détention dans les prisons roumaines et l’effectivité des recours internes : Polgar c. Roumanie |
Auteurs : | Cour européenne des droits de l'homme, Auteur |
Type de document : | Jurisprudences |
Année de publication : | 20/07/2021 |
Numéro de décision ou d'affaire : | 39412/19 |
Langues: | Français |
Mots-clés : |
[Géographie] Roumanie [Mots-clés] Administration pénitentiaire [Mots-clés] Établissement pénitentiaire [Mots-clés] Droit des détenus [Mots-clés] Conditions matérielles indignes [Mots-clés] Traitement inhumain et dégradant [Mots-clés] Surpopulation carcérale [Mots-clés] Manque d'hygiène [Mots-clés] Droit à un recours effectif [Mots-clés] Respect de la législation et des décisions de justice [Mots-clés] Justice [Mots-clés] Responsabilité [Mots-clés] Responsabilité civile [Mots-clés] Responsabilité de l'Etat [Mots-clés] Préjudice |
Résumé : |
Le requérant, est un ressortissant roumain né en 1962. Il réside à Alba-Iulia (Roumanie).
Entre le 23 avril 2012 et le 1er juillet 2015, le requérant fut détenu dans différentes prisons roumaines, notamment dans les prisons d’Aiud, de Deva et de Gherla dont il dénonce les conditions matérielles de détention (surpopulation, mauvaises conditions d’hygiène, absence de salle de bains, mauvaise ventilation et insuffisance des emplacements destinés à conserver et consommer de la nourriture). Il dénonce aussi les conditions de ses transferts entre lesdites prisons. En avril 2017, devant le tribunal d’Alba, le requérant forma une action civile en responsabilité délictuelle contre l’État, l’administration nationale des prisons (ANP), les prisons d’Aiud, de Deva et de Gherla et le ministère de l’Intérieur pour le préjudice qu’il estimait avoir subi en raison des mauvaises conditions de détention, fondant son action sur l’article 1349 du code civil. Il sollicita environ 88 000 euros (EUR). En novembre 2017, le tribunal considéra que l’action du requérant était prescrite pour la période antérieure au 21 avril 2014, et lui accorda une somme de 500 EUR pour les mauvaises conditions de détention subies dans la prison de Deva à partir du 22 avril 2014. Les parties interjetèrent appel. En février 2019, la cour d’appel d’Alba Iulia estima que l’obligation d’indemniser le requérant incombait à la prison de Deva et à l’ANP. Elle jugea aussi que le montant de l’indemnité accordée n’était pas dérisoire et que les conditions du délai de prescription de 10 ans n’étaient pas réunies en l’espèce. Invoquant l’article 3 (interdiction des traitements inhumains ou dégradants), le requérant allègue que les conditions de ses détentions respectives dans les prisons d’Aiud, de Deva et de Gherla, ainsi que celles de ses transferts entre lesdites prisons constituent des traitements inhumains et dégradants. Invoquant l’article 13 (droit à un recours effectifs) combiné avec l’article 3, le requérant se plaint de l’ineffectivité de son action civile en responsabilité délictuelle, qui s’est soldée par l’arrêt rendu le 13 février 2019 par la cour d’appel d’Alba Iulia, en raison de la manière dont les juridictions internes ont fait application de la prescription en matière civile et du montant, insuffisant selon lui, de l’indemnité qu’il a reçue au titre du dommage moral. La requête a été introduite devant la Cour européenne des droits de l’homme le 16 juillet 2019. Sur la qualité de victime du requérant : le Gouvernement fait valoir que le requérant a perdu la qualité de la victime, les tribunaux internes ayant reconnu la violation de l’article 3 de la Convention et lui ayant accordé une indemnisation de 500 EUR pour son séjour dans la prison de Deva. D’une part, la Cour note que le requérant a été indemnisé à raison de ses mauvaises conditions de détention dans la prison de Deva du 22 avril 2014 au 29 avril 2015, et du 14 mai 2015 au 25 mai 2015. Or, les juridictions internes n’ont pas pris en considération sa détention du 27 février 2014 au 21 avril 2014 dans cette prison au motif que, pour cette période, l’action du requérant était prescrite. Pourtant, la détention du requérant dans la prison de Deva du 27 février 2014 au 29 avril 2015 n’a pas été interrompue et représente une situation continue au sens de la jurisprudence de la Cour (si la détention a lieu dans des établissements du même type et dans des conditions similaires, sans qu’il n’y ait d’élargissement de l’intéressé ou de passage sous un régime de détention différent). Dès lors, la violation dénoncée n’a été reconnue qu’en partie par les autorités. D’autre part, la Cour relève que la réparation accordée n’a pas couvert l’intégralité de la période dénoncée car les tribunaux ont exclu par l’effet de la prescription la période allant du 27 février 2014 au 21 avril 2014, qui représentait une situation continue au regard de la jurisprudence de la Cour. Elle précise aussi que, lorsque l’indemnisation n’est pas fixée par une loi, mais est établie en application des dispositions relevant de la responsabilité délictuelle, comme en l’espèce, les tribunaux internes doivent s’assurer d’appliquer la législation nationale conformément à la Convention et à la jurisprudence de la Cour. Or, le montant alloué par les juridictions internes (500 EUR pour une période d’un an, deux mois et 13 jours) était déraisonnable par rapport à celui que la Cour octroierait dans des situations comparables. Le requérant n’a donc pas obtenu un redressement adéquat et suffisant pour la violation qu’il a subie, et n’a pas perdu la qualité de victime. Sur les conditions de détention du requérant dans la prison de Deva : la Cour rappelle les principes bien établis dans sa jurisprudence en matière de conditions matérielles de détention. Elle note en l’espèce que les juridictions internes ont constaté d’une manière définitive que lors de sa détention dans la prison de Deva, le requérant a disposé d’un espace personnel inférieur à 3 m2. Eu égard à sa jurisprudence en la matière, elle estime que les conditions dans lesquelles le requérant a été détenu à la prison de Deva du 27 février 2014 au 29 avril 2015 et du 14 mai au 25 mai 2015 étaient contraires à l’article 3 de la Convention. Il y a donc eu violation de cette disposition. Sur les autres griefs du requérant : la Cour rejette les griefs de le requérant relatifs aux prisons d’Aiud et de Deva (détention du 18 novembre 2013 au 3 février 2014) ainsi qu’aux conditions de transport entre les prisons, estimant qu’ils sont tardifs. Le grief portant sur la prison de Gherla est manifestement mal fondé. Plus de trois ans après le prononcé de l’arrêt pilote Rezmiveș et autres, le Gouvernement plaide que la voie de recours compensatoire est devenue effective grâce à une évolution jurisprudentielle. Il verse à ce titre copie de 21 affaires de jurisprudence pertinentes. La Cour précise que, dès lors qu’un requérant n’est plus détenu dans des conditions qu’il allègue être contraires à la Convention, un recours compensatoire est en principe suffisant pour redresser la violation alléguée. Compte tenu du nombre important d’exemples de jurisprudence et des constats par les tribunaux internes, la Cour constate ce qui suit : 1) la charge de la preuve incombant aux plaignants ne s’avère pas avoir été excessive et dans la majorité des exemples, les plaignants avaient fait usage de moyens de preuve faciles à apporter ; 2) le temps que les juridictions internes ont pris pour examiner les actions en responsabilité civile délictuelle ne semble pas avoir été trop long et les plaignants ne doivent pas s’acquitter de frais judiciaires ; 3) les tribunaux internes ont analysé les actions civiles en question en conformité avec les normes découlant de la jurisprudence de la Cour ; 4) le constat relatif aux mauvaises conditions de détention ou de transport a fait présumer l’existence d’un préjudice moral ; 5) les tribunaux internes ont fixé en équité le montant de la somme accordée en réparation du préjudice moral subi par les plaignants et n’ont pas octroyé de sommes inférieures à celles fixées par la Cour dans des affaires similaires. Au vu de ces éléments, ainsi que du niveau général de vie dans l’État défendeur, la Cour estime que les indemnités que les plaignants ont obtenues à la suite de leurs actions civiles en responsabilité délictuelle sur le fondement de l’article 1349 du code civil, dans les exemples de jurisprudence fournis par le Gouvernement, ne décèlent pas, dans leur ensemble, un problème structurel d’insuffisance des sommes octroyés par les juridictions nationales. Au regard des critères que les juridictions nationales ont retenu pour apprécier les mauvaises conditions de détention et réparer le préjudice moral subi par les plaignants, la Cour constate que la jurisprudence interne a beaucoup évolué au cours des dernières années et, en particulier, depuis l’arrêt pilote Rezmives et autres. En outre, cette jurisprudence s’est consolidée avec l’arrêt rendu le 19 février 2020 par la Haute Cour, dans lequel les critères de base à appliquer dans les recours de ce type ont été énoncés. Cet arrêt, qui avait été notifié aux parties le 14 avril 2020, était consultable à partir du 13 juillet 2020 sur la base de données de jurisprudence et ne pouvait plus être ignoré du public six mois après sa publication, soit à compter du 13 janvier 2021. Compte tenu de ce qui précède, la Cour conclut que l’action en responsabilité civile délictuelle fondée sur l’article 1349 du code civil, dans l’interprétation constante qu’en ont donné les juridictions internes, représente, depuis le 13 janvier 2021, une voie de recours effective pour les personnes qui estiment avoir fait l’objet de mauvaises conditions de détention, n’étant plus, au moment de l’introduction de leur action, détenues dans des conditions qu’elles allèguent être contraires à la Convention. Cette conclusion vaut également pour les personnes qui dénoncent des mauvaises conditions de transport. La Cour souligne qu’un éventuel refus systématique des juridictions internes d’analyser les griefs de mauvaises conditions de détention en conformité avec les principes et normes établis par la Cour dans sa jurisprudence pourrait remettre en question l’effectivité du recours. Elle conserve sa compétence de contrôle ultime pour tout grief présenté par des requérants qui, comme le veut le principe de subsidiarité, auront épuisé les voies de recours internes disponibles. En ce qui concerne le cas spécifique du requérant, la Cour note que la décision interne définitive le concernant est intervenue le 13 février 2019, soit bien avant la date retenue par la Cour comme point de départ de l’effectivité du recours interne en question. Par conséquent, il y a eu violation de l’article 13 de la Convention combiné avec l’article 3 en ce qui concerne le requérant. Tel qu’il ressort de la dernière évaluation faite par le Service de l’exécution des arrêts de la Cour, la Roumanie a récemment pris des mesures susceptibles de contribuer à réduire le phénomène de la surpopulation dans les établissements pénitentiaires et les conséquences de celle-ci. La Cour se félicite des démarches accomplies par les autorités nationales afin de réduire le phénomène de la surpopulation dans les établissements pénitentiaires et ne peut qu’encourager l’État défendeur à poursuivre dans cette voie. S’agissant des recours préventifs, la Cour observe avec intérêt que le niveau de la surpopulation a commencé à diminuer juste après l’adoption de l’arrêt pilote et que la saisine du juge de l’exécution des peines permettait aux tribunaux internes d’analyser les situations de surpopulation dénoncées par certains détenus. Toutefois, elle constate que la tendance vers la diminution de la surpopulation s’est arrêtée en juin 2020 et que celle-ci est repartie à la hausse pendant six mois, le taux de surpopulation étant de 119,2 % en décembre 2020. De ce fait, la Cour n’est pas en mesure d’arriver à une conclusion différente de celle à laquelle elle était parvenue dans l’affaire pilote Rezmiveş et autres. Bien que la législation nationale prévoie un recours préventif, elle estime qu’à défaut d’une nette amélioration des conditions de détention dans les prisons roumaines, notamment en matière de surpopulation carcérale, rien n’indique que cette voie soit susceptible d’offrir aux détenus une possibilité effective de rendre ces conditions conformes aux exigences de l’article 3 de la Convention. La Cour encourage l’État roumain à s’assurer de la continuité des réformes visant à réduire la taille de la population carcérale et à la maintenir à des niveaux gérables. Pour ce qui est du recours compensatoire, la Cour rappelle la conclusion à laquelle elle est arrivée ci-avant, sous l’angle de l’article 13 de la Convention. La Cour dit que la Roumanie doit verser au requérant 2 500 euros pour dommage moral, et 200 euros pour frais et dépens. |
ECLI : | CE:ECHR:2021:0720JUD003941219 |
Thématique Bulletin documentaire PDF : | Privation de liberté |
En ligne : | http://hudoc.echr.coe.int/fre?i=001-211234 |
Cite : |