Document public
Titre : | Arrêt relatif aux violations manifestes de la Convention européenne des droits de l'homme en raison de la suppression des droits de visite d’un parent subissant un changement de sexe : A.M. et autres c. Russie |
Auteurs : | Cour européenne des droits de l'homme, Auteur |
Type de document : | Jurisprudences |
Année de publication : | 06/07/2021 |
Numéro de décision ou d'affaire : | 47220/19 |
Langues: | Anglais |
Mots-clés : |
[Géographie] Russie [Mots-clés] Transidentité [Mots-clés] Identité de genre [Mots-clés] Sexe [Mots-clés] Discrimination [Mots-clés] Situation de famille [Mots-clés] Droit de visite [Mots-clés] Respect de la vie privée et familiale [Mots-clés] Contentieux |
Mots-clés: | LGBTI |
Résumé : |
La requérante, A.M., est une ressortissante russe née en 1972. Elle vit à Moscou. Elle est la mère de M.M. et K.M., qui sont nés respectivement en 2009 et 2012. Elle est une personne transgenre opérée passée du sexe masculin au sexe féminin.
En 2008, A.M., qui était alors enregistrée comme « homme », épousa une certaine Mme N. En 2015, elle donna l’appartement où ils résidaient à N. Ils divorcèrent, la requérante acceptant de payer une pension alimentaire. Plus tard, en 2015, la requérante fut légalement reconnue comme femme. À partir de décembre 2016, N. commença à s’opposer aux visites de la requérante auprès de leurs enfants, affirmant que ces visites leur causaient un préjudice psychologique. Le 9 janvier 2017, N. entama une procédure visant à restreindre l’accès de la requérante aux enfants. Elle fit notamment valoir que le statut de genre d’A.M. avait causé un préjudice irréparable à la santé mentale et à la moralité des enfants ; qu’il pouvait altérer leur perception de la famille ; qu’il pouvait entraîner un complexe d’infériorité et du harcèlement à l’école ; et qu’il pouvait les exposer à des informations sur les " relations sexuelles non traditionnelles ", ces informations étant interdites de diffusion aux mineurs. A.M. déposa une demande reconventionnelle, sollicitant des droits de visite. En 2017, un rapport d’expertise confirma le diagnostic de « transsexualisme »* de la requérante. Il indiqua qu’un « impact négatif [serait] produit non pas par le profil individuel et psychologique de [A.M.] ou son style parental, mais par la réaction anticipée des enfants à la réassignation de genre de leur père », mais il nota un manque de recherches dans ce domaine. Le 19 mars 2018, le tribunal de district Lyublinskiy de Moscou ordonna la restriction des droits parentaux de A.M. et rejeta sa demande reconventionnelle. Le tribunal déclara, en prenant également note des conclusions des experts, que la réassignation de genre d’A.M. allait "créer des circonstances psycho-traumatiques à long terme pour les enfants et produire des effets négatifs sur leur santé mentale et leur développement psychologique". Le tribunal ordonna que la question soit réexaminée lorsque les enfants seraient plus âgés, sans fournir de calendrier précis. Une contre-expertise ultérieure, commandée par A.M., était très critique à l’égard du raisonnement qui sous-tendait le jugement, déclarant que le rapport d’expertise précédent était « de nature non scientifique ». Les appels et les pourvois en cassation ultérieurs de la requérante furent rejetés par les juridictions internes. Selon la requérante, à une date non précisée, Mme N. a changé de lieu de résidence avec les enfants et A.M. ne dispose d’aucune information sur le lieu de résidence actuel des enfants. Actuellement, elle est privée de toute possibilité de recevoir des informations sur leur vie et leur santé. Invoquant l’article 8 (droit au respect de la vie privée et familiale) ainsi que l’article 14 (interdiction de la discrimination), la requérante alléguait que la restriction de ses droits parentaux n’était pas nécessaire dans une société démocratique et était discriminatoire. La requête a été introduite devant la Cour européenne des droits de l’homme le 4 septembre 2019. Recevabilité La requête a été introduite par A.M. au nom de ses enfants. La Cour estime qu’elle n’avait pas qualité pour ce faire. Elle déclare la requête recevable en ce qui la concerne uniquement. Article 8 La Cour constate que les décisions des juridictions russes ont porté atteinte au droit de A.M. au respect de sa vie familiale. Les décisions ont été prises conformément au droit interne et poursuivent des buts légitimes (« protection de la santé ou de la moralité » et « protection des droits et libertés » des enfants). La Cour doit déterminer si les décisions étaient « nécessaires dans une société démocratique ». Les parties n’ont pas contesté que les restrictions résultaient du changement de sexe d’A.M. et des effets négatifs allégués de ce processus sur les enfants. La Cour doit évaluer si cette décision a été raisonnable et équilibrée. Elle note que les juridictions internes ont largement fondé leur décision sur le rapport d’expertise, mais que ce rapport n’a pas exposé en quoi exactement la transition de genre d’A.M. avait représenté un risque pour ses enfants. Cela est particulièrement préoccupant étant donné que les experts ont reconnu l’absence de preuves scientifiques fiables sur la question et n’ont cité qu’un seul article, largement critiqué. La Cour estime que les juridictions internes n’ont pas tenu compte de la situation familiale spécifique de A.M. dans leur raisonnement. En outre, la décision de priver entièrement un parent de contact ne devrait être prise que dans les situations les plus extrêmes, ce qui ne fut pas le cas étant donné l’absence de préjudice démontré pour les enfants en l’espèce. Les juridictions internes n’ont pas procédé à une appréciation équilibrée et raisonnable de l’affaire. La Cour conclut donc que la restriction des droits parentaux d’A.M. et de ses contacts avec ses enfants n’était pas « nécessaire dans une société démocratique », entraînant une violation de la Convention à l’égard de A.M. Article 14 La Cour rappelle que l’identité de genre est couverte par l’interdiction de la discrimination énoncée à l’article 14. Elle considère que l’identité de genre d’A.M. a joué un rôle important – voire a été le facteur décisif – dans les décisions des juridictions internes. La requérante a été traitée différemment des autres parents en matière de droit de visite. La Cour estime que ce traitement fondé sur l’identité sexuelle n’était pas proportionné, était partial et contraire à la Convention. Il y a eu violation des droits d’A.M. Satisfaction équitable (Article 41) La Cour dit que la Russie doit verser à A.M. 9 800 euros (EUR) pour dommage moral, et 1 070 EUR pour frais et dépens. (*) : le terme ancien « transsexualisme » est celui utilisé dans le communiqué de presse (anglais/français) de la Cour européenne des droits de l'homme. |
ECLI : | CE:ECHR:2021:0706JUD004722019 |
Thématique Bulletin documentaire PDF : | Discrimination - Egalité |
En ligne : | https://hudoc.echr.coe.int/fre#{%22itemid%22:[%22001-210878%22]} |