Document public
Titre : | Arrêt relatif au fait qu'en condamnant les propos d’un ancien politicien basque indépendantiste tenus lors d’un hommage public, les autorités espagnoles ont violé sa liberté d’expression : Erkizia Almandoz c. Espagne |
Auteurs : | Cour européenne des droits de l'homme, Auteur |
Type de document : | Jurisprudences |
Année de publication : | 22/06/2021 |
Numéro de décision ou d'affaire : | 5869/17 |
Langues: | Français |
Mots-clés : |
[Géographie] Espagne [Mots-clés] Justice [Mots-clés] Justice pénale [Mots-clés] Libertés publiques et individuelles [Mots-clés] Liberté d'expression [Mots-clés] Terrorisme [Mots-clés] Peine de prison |
Résumé : |
Le 21 décembre 2008, le requérant participa en qualité d’orateur à un événement d’hommage, nommé « Indépendance et socialisme », organisé dans le village d’Arrigorriaga (Pays basque) par la famille de José Miguel Beñaran Ordeñana (alias « Argala »). Il s’agissait de rendre hommage à Argala, ancien membre de l’organisation terroriste ETA, assassiné trente ans auparavant par l’organisation terroriste d’extrême droite Batallón Vasco Español (BVE).
Le requérant n’occupait aucun poste politique au moment des faits, mais était un homme politique de référence dans le cadre de l’un des courants du mouvement indépendantiste du Pays basque nommé « la gauche abertzale » (Izquierda Abertzale). Le 3 mai 2011, la chambre pénale de l’Audiencia Nacional condamna le requérant pour le crime d’apologie du terrorisme, visé aux articles 578 et 579 § 2 du code pénal, à des peines d’un an d’emprisonnement et de sept ans de suspension du droit d’éligibilité. Elle statua que le requérant avait plaidé en faveur d’Argala en justifiant et en excusant ses actes. De l’avis de l’Audiencia Nacional, celui-ci ne s’était pas limité à faire un discours politique en faveur de l’indépendance du Pays basque et du socialisme, mais avait prononcé son discours de façon ambiguë en appelant à « une réflexion afin de choisir le chemin le plus adéquat », à savoir celui « qui allait faire le plus de mal à l’État » et qui conduirait « le peuple vers un nouveau scénario démocratique ». Il avait crié « Vive Argala » à la fin de son discours, en en faisant son éloge en tant que terroriste. Pour l’Audiencia Nacional, le discours s’inscrivait dans un cadre clair de soutien à des actions terroristes spécifiques. Enfin, l’Audiencia Nacional nota que cet événement avait été largement médiatisé, et donc que le retentissement public, exigé pour caractériser l’infraction pénale, existait bien. Le requérant se pourvut en cassation. Le 14 mars 2012, le Tribunal suprême rejeta le pourvoi. Le requérant forma un recours d’amparo devant le Tribunal constitutionnel. La haute juridiction le débouta par un arrêt daté du 20 juin 2016, notant que le discours de l’intéressé pouvait être qualifié de « discours de haine » et avait eu un impact public non négligeable. Le Tribunal constitutionnel procéda à une mise en balance des intérêts divergents en jeu et considéra que le requérant avait dépassé les limites de la liberté d’expression en méconnaissant le droit d’autrui à ne pas être menacé par un discours faisant l’apologie du terrorisme. La juridiction constitutionnelle considéra que Le requérant avait dépassé les limites du droit à la liberté d’expression, tel que protégé par l’article 10 de la Convention et l’article 20 de la Constitution espagnole, dès lors que sa conduite constituait un « discours de haine ». Le Tribunal constitutionnel nota également que la Cour avait rendu plusieurs décisions d’irrecevabilité dans des cas où la condamnation pénale découlait de manifestations de discours de haine, dès lors que celles-ci justifiaient le recours à la violence dans le but d’atteindre un objectif politique. Invoquant l’article 10 (liberté d’expression), le requérant se plaignait d’une atteinte à son droit à la liberté d’expression en raison de sa condamnation au pénal pour apologie du terrorisme, alors que, selon lui, son discours avait pour seul but la mise en place d’un processus exclusivement démocratique et pacifique visant l’indépendance du Pays Basque. La Cour constate tout d’abord qu’au moment des faits, le requérant n’agissait pas en sa qualité d’homme politique. Elle souligne que les propos en cause relevaient d’un sujet d’intérêt général dans le contexte sociétal espagnol, et notamment celui du Pays basque. Toutefois, le fait qu’il s’agisse d’une question d’intérêt général n’implique pas que le droit à la liberté d’expression dans ce domaine soit pour autant illimité. La Cour est donc appelée à trancher la question de savoir si la sanction imposée au requérant peut être qualifiée de proportionnée au but légitime poursuivi, en tenant compte des différents facteurs qui caractérisent le discours de haine ou l’éloge ou la justification du terrorisme. En ce qui concerne, d’abord, le premier des critères qui caractérisent le discours de haine, la Cour note que les propos du requérant ont été tenus dans un contexte politique et social tendu. En ce qui concerne, ensuite, le deuxième critère, il y a lieu d’examiner si les propos litigieux peuvent passer pour un appel direct ou indirect à la violence ou pour une justification de la violence, de la haine ou de l’intolérance. La Cour constate que si l’intéressé a participé, en tant qu’orateur principal, à un événement qui avait pour but de rendre hommage à un membre reconnu de l’organisation terroriste ETA et d’en faire l’éloge, le discours lu dans son ensemble n’incitait ni à l’usage de la violence ni à la résistance armée, que ce soit directement ou indirectement. Le requérant a exprimé de façon explicite qu’il fallait choisir le chemin le plus adéquat pour conduire le peuple vers un scénario démocratique. Bien que certaines des expressions employées par le requérant ont pu être considérées comme étant ambiguës, il ne saurait, pour la Cour, être question de conclure que le requérant avait eu l’intention d’inciter à l’usage de la violence tout en justifiant et faisant éloge des violences terroristes. La Cour note également que le requérant n’était ni l’organisateur de l’événement ni le responsable de la projection de photographies de membres cagoulés de l’ETA. Ainsi, pour la Cour, le seul fait pour le requérant d’avoir participé à cet événement ne peut être considéré, en lui-même, comme un appel à l’usage de la violence ni comme un discours de haine. Enfin, en ce qui concerne le troisième critère caractérisant le discours de haine, à savoir la manière dont les propos ont été formulés et leur capacité – directe ou indirecte – à nuire, la Cour observe que les déclarations du requérant ont été prononcées oralement dans le cadre d’un événement qui rassemblait des sympathisants du mouvement indépendantiste du Pays basque et il n’apparaît pas, dans les circonstances des faits, qu’il y ait eu d’aptitude particulière à nuire dans la manière dont le requérant a formulé ses propos. Compte tenu de l’ensemble des critères ainsi pris en compte par rapport au contexte de l’affaire, la Cour ne saurait donc suivre l’appréciation menée par la juridiction interne qui a abouti à la condamnation du requérant. Au vu des circonstances ayant entouré l’événement litigieux, le discours du requérant ne s’inscrivait pas dans le « discours de haine ». La Cour ne saurait conclure que le requérant visait à justifier des actes terroristes ou faire éloge du terrorisme. Bien au contraire, il ressort des discours qui ont été tenus par le requérant un appel à la réflexion afin d’entamer la poursuite d’une nouvelle voie démocratique. Même si, à l’époque des faits, les violences terroristes de l’ETA étaient encore une dure réalité, la condamnation du requérant, tenu responsable de l’ensemble des actes menés dans le cadre de l’hommage à Argala, ne saurait être justifiée. L’incitation directe ou indirecte à la violence terroriste n’ayant pas été avérée et le discours du requérant ayant plutôt encouragé à poursuivre une voie démocratique pour atteindre les objectifs politiques de la gauche abertzale, l’ingérence des autorités publiques dans le droit à la liberté d’expression du requérant ne saurait être qualifiée de « nécessaire dans une société démocratique ». Il y a donc eu violation de l’article 10 de la Convention. La Cour dit que l’Espagne doit verser au requérant 6 000 EUR pour dommage moral, et 5 000 EUR pour frais et dépens. |
ECLI : | CE:ECHR:2021:0622JUD000586917 |
Thématique Bulletin documentaire PDF : | Droits - Libertés |
En ligne : | https://hudoc.echr.coe.int/fre#{%22itemid%22:[%22001-210492%22]} |