
Document public
Titre : | Jugement relatif au rejet d’une action de groupe, intentée par un syndicat, qui se plaignait d’une discrimination systémique et syndicale, liée aux activités syndicales, dès lors que les faits ou manquements générateurs sont antérieurs à l’entrée en vigueur de la loi du 18 novembre 2016 |
Auteurs : | Tribunal judiciaire de Paris, Auteur |
Type de document : | Jurisprudences |
Année de publication : | 15/12/2020 |
Numéro de décision ou d'affaire : | 18/04058 |
Langues: | Français |
Mots-clés : |
[Mots-clés] Emploi [Mots-clés] Emploi privé [Mots-clés] Entreprise [Mots-clés] Grande entreprise privée [Mots-clés] Discrimination [Mots-clés] Discrimination systémique [Mots-clés] Action de groupe [Mots-clés] Activité syndicale ou mutualiste [Mots-clés] Application dans le temps des réglementations [Mots-clés] Législation |
Résumé : |
Le syndicat représentatif d’une grande entreprise soutient que les salariés élus et mandatés par lui sont victimes d’une discrimination systémique et collective en raison de l’exercice de leurs activités syndicales. A la suite de la loi du 18 novembre 2016 ayant institué une action de groupe en matière de discrimination, le syndicat a saisi le tribunal, dans le cadre d’une action de groupe, d’une demande visant, d’une part, à ce que l’entreprise met en place les mesures permettant de mettre définitivement fin à cette situation de discrimination syndicale alléguée vis-à-vis des élus et mandatés, et d'autre part d'obtenir des réparations pour tous les salariés titulaires ou ayant été titulaires d'un mandat et qui auraient fait à ce titre l'objet de discriminations. Auparavant, de nombreuses actions individuelles prud’homales ont été engagées par les salariés, élus ou mandatés, de cette entreprise.
Saisi par le syndicat, le Défenseur des droits a présenté ses observations devant le tribunal. Le tribunal rejette l’ensemble des demandes du syndicat. Il rappelle qu'il appartenait antérieurement au salarié de prouver individuellement la discrimination dont il estimait avoir fait l'objet, conformément au droit commun de la preuve. Le caractère collectif et systémique des discriminations alléguées confère par voie de conséquence l'exercice de cette action de groupe aux organisations syndicales au nom de l'intérêt collectif des professions qu'elles défendent. Il appartient en l'occurrence au syndicat exerçant ce type particulier d'action de groupe, prévue par la loi de 2016, au nom de l'ensemble de ses adhérents syndicalement élus ou mandatés, qui se définit dès lors comme « groupe discriminé », d'objectiver un nombre suffisamment significatif et déterminant de disparités à partir d'une sélection de situations individuelles échantillonnées depuis ce même groupe sur une période donnée (méthode dite du « panel »). Cette phase permet alors la mise en débat du caractère le cas échéant discriminant des disparités constatées. La société conteste de son côté l'existence de toutes pratiques discriminantes, opposant des protestations de loyauté et de qualité de son dialogue social avec les organisations syndicales, mais porte en premier lieu le débat de fond sur l'applicabilité même de la loi mobilisée à son encontre. Le tribunal considère que si le législateur, inspiré par la législation européenne et les normes internationales, a recherché une meilleure effectivité et un véritable changement d'échelle quant au droit fondamental de ne pas être traité défavorablement ou avec discrimination lorsqu'on exerce des fonctions syndicales au sein de l'entreprise, il a pour autant fixé un certain nombre de limites à cette importante réforme de droit collectif du travail. Celles-ci résultent en premier lieu du caractère strict du nouveau cadre procédural ouvert par cette action de groupe spécifique en cessation de pratiques discriminantes et en recherche de responsabilité de l'employeur au profit ultérieur d'un groupe de personnes qui ne sont individuellement pas parties à la procédure. Ces limites résultent également du fait que le seul véritable effet d'innovation de cette réforme d'ampleur est au fond la facilitation dérogatoire de la charge de la preuve au profit des victimes de discriminations collectives et systémiques (amélioration du « test de discrimination »). Il est donc d'autant plus cohérent que cet adoucissement du droit de la preuve ait eu pour corollaire de fixer expressément le début de prise en considération possible de l'ensemble des éléments probatoires nécessaire à l'exercice de cette nouvelle action de groupe à compter de la seule date de publication de cette loi. Le tribunal considère que ne sont donc utilement invocables dans le cadre spécifique de cette action de groupe que les faits ou manquements générateurs qui sont survenus postérieurement à la date du 20 novembre 2016 d'application de la loi du 18 novembre 2016, étant ici rappelé que même les faits générateurs ou manquements antérieurs mais dont les effets continueraient de s'exercer postérieurement au 20 novembre 2016 ne peuvent y être invoqués en application du principe général de non-rétroactivité de la loi. Ainsi en est-il des critiques formulées par les syndicats à l'encontre de l'accord collectif de 2006 qui, à les supposer fondées quant au fait qu'il continuerait de produire des dommages en termes de discriminations, ne peuvent le cas échéant constituer que des faits ou manquements générateurs antérieurs et donc inéligibles à l'application de cette loi instituant spécifiquement cette action de groupe. Par ailleurs, si la jurisprudence de la Chambre sociale de la Cour de cassation permet d'apprécier les discriminations alléguées en comparaison de situations tierces qui seraient antérieures à la période non-prescrite, au regard de la prescription quinquennale, l'article 92/II de la loi précitée du 18 novembre 2016 exclut expressément ce champ de rétroactivité de l'exercice de cette action de groupe spécifique. En l’espèce, l'assignation afférente à la présente instance ayant été délivrée le 30 mars 2018, c'est donc sur la seule période qui s'est écoulée entre le 20 novembre 2016 et le 30 mars 2018 que peuvent s'apprécier les disparités professionnelles alléguées et les discriminations syndicales qui leur seraient subséquentes. Or, la discrimination collective et systémique consistant précisément en des agissements ou des abstentions qui par définition se répètent et produisent leurs effets dans le temps, une telle période de 16 mois et 10 jours apparaît visiblement trop courte pour permettre la nécessaire prise en compte d'une pluralité d'échéances périodiques en termes d'augmentations de salaire ou d'avancements ou évolutions de carrière. Ainsi est-il usuellement admis sur un plan général qu'il faut au strict minimum entre une et deux années de travail afin de pouvoir décider à titre individuel et en bonne connaissance de cause d'une augmentation de salaire, d'une promotion professionnelle ou d'une évolution de carrière. En l'espèce, c'est habituellement et en règle générale chaque année en avril / mai que se déroulent au sein de la société les évaluations professionnelles de l'ensemble du personnel qui peuvent avoir des incidences sur les évolutions de salaire et de carrière. La nécessaire et élémentaire condition de pluralité des échéances de rencontre individuelle normée sur cet objet d'évaluation professionnelle n'est en tout état de cause pas remplie, chacun des salariés de cette entreprise n'ayant bénéficié au maximum que d'une seule de ces évaluations entre les deux dates précitées du 20 novembre 2016 et du 30 mars 2018. Le juge considère que, sauf à confondre le temps du fait ou du manquement générateur, nécessairement identifié et échéancé, et le temps de réalisation du dommage, nécessairement continu, ce délai méthodologiquement et usuellement trop bref ne permet donc pas de dégager de manière suffisamment sûre et objective une tendance de référence résultant d'une somme de dommages individuels argués de réalisation en lien de causalité. C'est en effet dans un séquençage de temps qui doit être suffisamment conséquent que peuvent se vérifier les modalités de calcul proposées par méthode de comparaison entre les rémunérations mensuelles moyennes ou les temps d'évolution moyens de carrières constatés en dehors des élus et mandatés syndicaux et les mêmes conditions au sein du groupe des salariés qui s'estiment discriminés et qui sont sélectionnés au titre de cette méthode dite du « panel ». En l'occurrence, dans le but d'objectiver la situation générale et collective de disparités et donc de discriminations alléguées, les syndicats font état d'un choix de 36 situations individuelles éligibles à la constitution de la totalité du « groupe discriminé » qu'ils représentent. Le juge considère qu’en définitive, l’examen de ces situations individuelles amène a considérer qu’il n’est pas contestable, d’une part, que quasiment aucun des faits ou manquements argués de générateurs disparités assimilables à de la discrimination n’est postérieur à la date du 20 novembre 2016, date d’application de la loi précitée et, d’autre part, que les éléments de ces situations individuelles qui sont postérieurs à cette date sont très largement insuffisants pour objectiver dans le temps une quelconque tendance révélatrice de disparités pouvant, le cas échéant, être constitutives de discriminations. Le tribunal conclut que, faute d’applicabilité de la loi invoquée, les syndicats sont déboutés de l’ensemble de leurs demandes. Le tribunal ajoute que pour les mêmes motifs, les propositions du Défenseur des droits, visant au soutien du syndicat à constater que les discriminations alléguées caractérisent une discrimination directe, indirecte et par injonction dont le cumul créerait une discrimination collective et systémique en raison de l'exercice des activités syndicales et que les droits des personnes concernées doivent être réservés pour leur permettre un recours devant le Conseil de prud'hommes pour les préjudices antérieurs qu'elles auraient subis, seront écartées. Le tribunal note que le Défenseur des droits propose par ailleurs en qualité d'amicus curiae de constater que certains articles des accords collectifs de 2009 et de 2016 sont illicites, encourent la nullité et doivent donc être écartés en ce qu'ils ne garantiraient pas l'effectivité des dispositions constitutionnelles, conventionnelles et d'ordre public interdisant les discriminations syndicales. Le tribunal estime qu’en l'occurrence, il ne se trouve pas en possibilité d'apprécier à des fins d'arbitrage judiciaire la teneur des stipulations des articles mis en cause, la discussion juridique ayant en définitive exclusivement porté sur l'applicabilité même des dispositions de la loi du 18 novembre 2016. Il écarte donc les propositions du Défenseur de droits, faute d’objet. Enfin, le tribunal déboute la société de sa demande reconventionnelle de dommages-intérêts pour procédure abusive. |
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