Document public
Titre : | Arrêt relatif au fait que l'obligation de subir une opération stérilisante pour changer la mention du sexe à l'état civil méconnaît le droit au respect de la vie privée : A.P., Garçon et Nicot c. France |
Voir aussi : | |
Titre précédent : |
|
est cité par : |
|
Auteurs : | Cour européenne des droits de l'homme, Auteur |
Type de document : | Jurisprudences |
Année de publication : | 06/04/2017 |
Numéro de décision ou d'affaire : | 79885/12 |
Langues: | Français |
Mots-clés : |
[Mots-clés] Identité de genre [Mots-clés] Transidentité [Mots-clés] Discrimination [Mots-clés] État civil [Mots-clés] Respect de la vie privée et familiale [Géographie] France |
Mots-clés: | LGBTI |
Résumé : |
L’affaire concerne trois personnes transgenres de nationalité française qui souhaitaient changer la mention de leur sexe et de leurs prénoms sur leur acte de naissance et qui se sont heurtées au refus des juridictions françaises. Les requérants alléguaient notamment que le fait de conditionner la reconnaissance de l’identité sexuelle à la réalisation d’une opération entraînant une forte probabilité de stérilité portait atteinte à leur droit à la vie privée (article 8 de la Convention européenne des droits de l'homme).
Tout d'abord, la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) souligne que l'élément de l'identité personnelle, l'identité sexuelle, relève pleinement du droit au respect de la vie privée. Concernant la marge d'appréciation des États en la matière, la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) note qu'il n'y a pas de consensus sur la condition de stérilité puisque les États parties sont partagés sur cette question. Elle relève ensuite que des intérêts publics sont en jeu, le Gouvernement français invoquant à cet égard la nécessité de préserver le principe de l’indisponibilité de l’état des personnes et de garantir la fiabilité et la cohérence de l’état civil, et que les présentes affaires soulèvent des questions morales et éthiques délicates. La Cour constate toutefois également qu’un aspect essentiel de l’identité intime des personnes, si ce n’est de leur existence, se trouve au cœur-même des présentes requêtes. D’abord parce que l’intégrité physique des individus est directement en cause dès lors qu’il est question de stérilisation. Ensuite, parce que les requêtes ont trait à l’identité sexuelle des individus, la Cour ayant déjà eu l’occasion de souligner que « la notion d’autonomie personnelle reflète un principe important qui sous-tend l’interprétation des garanties de l’article 8 » et que le droit à l’identité sexuelle et à l’épanouissement personnel est un aspect fondamental du droit au respect de la vie privée. Cela conduit la Cour à retenir que la France ne disposait en l'espèce que d'une marge d'appréciation restreinte. De plus, la CEDH relève que cette condition a disparu du droit positif de onze États parties entre 2009 et 2016, dont la France, et que des réformes dans ce sens sont débattues dans d’autres États parties. Cela montre qu’une tendance vers son abandon, basée sur une évolution de la compréhension de la transidentité, se dessine en Europe ces dernières années. Concernant le maintien d’un juste équilibre entre l’intérêt général et les intérêts des requérants, la Cour constate que pour obtenir la reconnaissance de leur identité, ils n’avaient d’autre choix que de subir préalablement un lourd traitement médical ou une opération chirurgicale qui devait avoir pour conséquence, selon le droit positif français à l’époque des faits des présentes affaires, une transformation irréversible de leur apparence. Cela conduisait, selon un très fort taux de probabilité, à exiger leur stérilité. Toutes les personnes transgenres ne veulent – ou ne peuvent – pourtant pas subir un traitement ou une opération ayant de telles conséquences. Ils acceptent néanmoins la contrainte dans l’espoir de voir aboutir la procédure judiciaire relative à la modification de leur état civil. La Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) estime que conditionner la reconnaissance de l’identité sexuelle des personnes transgenres à la réalisation d’une opération ou d’un traitement stérilisants – ou qui produit très probablement un effet de cette nature – qu’elles ne souhaitent pas subir, revient ainsi à conditionner le plein exercice de leur droit au respect de leur vie privée que consacre l’article 8 de la Convention à la renonciation au plein exercice de leur droit au respect de leur intégrité physique que garantit non seulement cette disposition mais aussi l’article 3 (interdiction des traitements inhumains ou dégradants) de la Convention. La Cour admet pleinement que la préservation du principe de l’indisponibilité de l’état des personnes, la garantie de la fiabilité et de la cohérence de l’état civil et, plus largement, l’exigence de sécurité juridique, relèvent de l’intérêt général. Elle constate cependant qu’au nom de l’intérêt général ainsi compris, le droit positif français, tel qu’établi à l’époque des faits des présentes affaires, mettait les personnes transgenres ne souhaitant pas suivre un traitement de réassignation sexuel intégral devant un dilemme insoluble : soit subir malgré elles une opération ou un traitement stérilisants ou produisant très probablement un effet de cette nature, et renoncer au plein exercice de leur droit au respect de leur intégrité physique, qui relève notamment du droit au respect de la vie privée que garantit l’article 8 de la Convention ; soit renoncer à la reconnaissance de leur identité sexuelle et donc au plein exercice de ce même droit. La Cour estime qu’il y a une rupture du juste équilibre que les États parties sont tenus de maintenir entre l’intérêt général et les intérêts des personnes concernées. La Cour observe par ailleurs que, par la loi de modernisation de la justice du XXIème siècle, adoptée le 12 octobre 2016, le législateur français a expressément exclu la stérilisation des conditions exigées des personnes transgenres pour l’obtention de la reconnaissance de leur identité. Le nouvel article 61-6 du code civil précise en effet que « le fait de ne pas avoir subi des traitements médicaux, une opération chirurgicale ou une stérilisation ne peut motiver le refus de faire droit à la demande [de modification de la mention relative à son sexe dans les actes de l’état civil] ». La Cour conclut donc que le rejet de la demande des deuxième et troisième requérants tendant à la modification de leur état civil au motif qu’ils n’avaient pas établi le caractère irréversible de la transformation de leur apparence, c’est-à-dire démontré avoir subi une opération stérilisante ou un traitement médical entrainant une très forte probabilité de stérilité, s’analyse en un manquement par l’État défendeur à son obligation positive de garantir le droit de ces derniers au respect de leur vie privée. Il y a donc, de ce chef, violation de l’article 8 de la Convention à leur égard. En revanche, elle considère que compte tenu tout particulièrement de la large marge d’appréciation dont elle disposait, la France, en retenant, pour rejeter la demande du deuxième requérant tendant à la modification de la mention du sexe sur son acte de naissance, qu’il n’avait pas démontré la réalité du syndrome transsexuel dont il est atteint, a maintenu un juste équilibre entre les intérêts concurrents en présence. Ainsi, le rejet de la demande du deuxième requérant pour ce motif ne caractérise pas un manquement par la France à son obligation positive de garantir le droit de ce dernier au respect de sa vie privée. Ensuite la CEDH considère qu’en retenant pour rejeter la demande du premier requérant tendant à la modification de la mention du sexe sur son acte de naissance, le fait qu’il opposait un refus de principe à l’expertise médicale qu’il avait ordonnée, le juge interne, qui, aux termes de l’article 11 du code de procédure civile, pouvait tirer toute conséquence de ce refus, a maintenu un juste équilibre entre les intérêts concurrents en présence. Cette circonstance ne caractérise pas un manquement par la France à son obligation positive de garantir le droit du premier requérant au respect de sa vie privée. Enfin, la Cour considère qu’eu égard au constat de violation de l’article 8 de la Convention auquel elle est parvenue dans le chef des deuxième et troisième requérants à raison de l’obligation d’établir le caractère irréversible de la transformation de l’apparence qu’il n’est pas nécessaire, dans les circonstances des présentes affaires, qu’elle se prononce séparément sur le grief fondé sur l’article 14 de la Convention combiné avec cette disposition. |
Note de contenu : | N.B. : La CEDH a décidé de joindre les trois requêtes A.P. (n° 79885/12), Garçon (n° 52471/13) et Nicot (n° 52596/13). |
En ligne : | http://hudoc.echr.coe.int/eng?i=001-172556 |